Ida (Pawel Pawlikowski)

Publié le 23 Juillet 2014

Et si, 50 ans après, Ida, la tragédie qui porte le nom de l’héroïne du long métrage de Pawel Pawlikowski, s’offrait comme le pendant polonais du Fanfaron, l’un des sommets de la comédie italienne du début des années 60, et, sans aucun doute, le meilleur film de Dino Risi. Le rapprochement serait risible si…

 

Pawlikowski situe l’action de son film dans la Pologne du début des années 60. Deux femmes que tout oppose – la « sainte » et la « pute »,  la silencieuse et la licencieuse, la novice et la cynique, celle qui ne sait rien (de la vie, du passé) et celle qui en sait trop (de la vie, du passé), celle qui a les mains propres et n’a pas d’histoire et celle dont les mains ont trempé dans le sang de l’Histoire – vont durant quelques jours sillonner les routes d’un coin maussade et abandonné d’un pays dont on pourrait s’étonner qu’il soit davantage peint aux couleurs du catholicisme qu’à celles du communisme, et dans les interstices duquel se glissent la musique de variété italienne et le jazz américain.

Anna ne sait pas qu’elle s’appelle Ida, qu’elle est juive et que sa famille a été exterminée pendant la guerre. Orpheline, elle vit dans un couvent et s’apprête à prononcer ses vœux. Le premier plan nous la montre restaurant la statut d’un saint. Plus tard elle dira de la musique de John Coltrane qu’elle découvre dans un hôtel où son périple la conduira : « J’aime beaucoup ». Cette appréciation esthétique sera l’indice d’une sûreté de goût et non l’expression d’une quelconque adhésion à la beauté supposée du monde.

 

 

Car le monde est (moralement) laid. Est-ce pour cela que la mère supérieure lui propose de le rencontrer avant qu’elle ne s’en retranche définitivement lorsqu’elle aura prêté serment ? Le monde se présente à elle sous la forme d’une tante dont elle ignorait l’existence. Wanda, qui vient de quitter les bras d’un amant d’un jour, n’ouvre pas vraiment les siens lorsque Anna frappe à la porte de son appartement. Cette belle femme, sûre d’elle-même et ouverte à tous les abîmes, déniaise rapidement sa nièce : les parents d’Ida ont sûrement été assassinés par les paysans qui les cachaient pendant la guerre – et qui, en passant, se sont appropriés les terres et la maison de ce couple que Wanda présente comme dépareillé (le père était « balourd », la mère avait une âme d’artiste). Le projet se forme sans que rien ne soit vraiment dit : elles vont enquêter sur les conditions de la disparition de ceux dont les traces semblaient avoir disparu pour tout le monde. Durant le trajet qui les conduit jusqu’au village où vivaient les parents d’Ida, Wanda parle, s’alcoolise et fume clopes sur clopes : elle interroge sa nièce sur la réalité du sacrifice qu’elle s’apprête à faire – si Ida n’a rien connu du monde, de ses plaisirs et de ses blessures, est-ce vraiment un sacrifice pour elle de se faire nonne ? Ida sourit, mais garde le silence. Après une nuit au poste de police pour l’une (conduite en état d’ébriété, voiture au fossé), et dans un presbytère pour l’autre, elles reprennent la route. On sait désormais que Wanda est juge, qu’elle est connue dans le pays sous le nom de « Wanda la rouge », et que, dans les années 50, elle a envoyé à la potence tous les « traîtres » au régime qui passaient entre ses mains. Elle croyait à sa mission. Croire (et châtier) était sa mission. Désormais revenue de tout, les avantages que lui procure sa position sociale n’ont plus pour effet que d’alimenter sa détresse hédoniste.

 

La mise en scène déleste ce film en noir et blanc de toute option mélodramatique. Les nombreux décadrages qui relèguent les personnages sur les rebords du cadre et les confrontent à des espaces immensément vides orientent bien plutôt le film vers l’épure tragique.

 



Ce n’est certes pas du côté de la mise en scène que le rapprochement avec Le Fanfaron se propose (et, peut-être même, s’impose) à nous.

 

Quelques mots au sujet du Fanfaron. Le long-métrage de Risi date de 1962… l’année où se situe l’action du film de Pawel Pawlikowski. C’est également un road-movie qui réunit deux personnages (Roberto et Bruno) que tout oppose – Roberto, étudiant en droit, prépare ses examens dans une solitude tout à la fois estivale et monacale. Bruno, lui, dévore le monde ; il incarne la brutalité de l’hédonisme tapageur qui commence à sévir de l’autre côté du Rideau de fer. Par le jeu des circonstances (et du scénario), ces deux personnages qu’une génération sépare (autre point commun avec Ida) vont sillonner les routes de la campagne romaine pendant deux jours. Et côtoyer les abîmes de la modernité occidentale. Bruno (tout comme Wanda fera avec Ida) va déniaiser Roberto, ce novice. Dans Le Fanfaron, le vide ne cessera de s’inviter et de border un film rempli de paroles, de musique, de bruit, de cigarettes et d’alcool. Il faudra bien d’ailleurs que le saut dans le vide s’accomplisse (figure également présente dans Ida).

 

Le Fanfaron : Photo Dino Risi, Jean-Louis Trintignant, Vittorio Gassman

 

Les deux films se livrent enfin à une critique de la société du début des années 60 (le cauchemar stalinien et la bigoterie polonaise d’un côté, l’individualisme forcené sur lequel débouche le miracle économique italien et la pantomime vaticane de l’autre). C’est ainsi que, de proche en proche, le rapprochement s’impose à nous.

 

PS : on pourra lire dans ce même blog (décidément immarcescible) une lecture de type sémiotico-phénoménologique (on a le droit de flétrir cette cuistrerie revendiquée) du Fanfaron (cf. 15-08-2009).



JLJ

Rédigé par immarcescible

Publié dans #cinéma

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J
Merci, merci, merci.
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R
Encore une fois, analyse subtile et raffinée.
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