Liberté, Tony Gatlif
Publié le 21 Mars 2010
L’identité nationale célébrée en son temps par Pétain se réclamait d’une mystique sédentaire de la terre, mystique mensongère, pour ne pas dire mystifiante, dont l’une des contreparties fut l’internement et la déportation des nomades, de ceux pour lesquels la terre se parcourait bien plus qu’elle ne se divisait et n’assignait à résidence ceux qui la travaillaient.
Autant la déportation et l’extermination des Juifs d’Europe par le régime nazi sont précisément documentées, autant le sort réservé aux Roms par ce même régime souffre d’un déficit d’archives. Le nombre de Roms assassinés par les nazis se situerait entre 250 000 et 500 000. C’est dire à quel point l’imprécision historiographique redouble d’une certaine façon la tragédie vécue par le peuple tsigane.
Tony Gatlif, cinéaste communautaire, traite ici un sujet que le cinéma lui-même n’a quasiment jamais abordé. Gatlif ne peint pas pour autant une fresque historique. Son propos est davantage de célébrer les gestes du quotidien d’une troupe de Gitans et d’en faire jaillir la beauté – de cette peinture le pittoresque n’étant pas exclu. Cette cérémonie du quotidien prend place dans une fiction s’inspirant de l’histoire d’un dénommé Tolloche, histoire rapportée par Jacques Sigot, ancien instituteur et historien local du camp tsigane de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire) : « Interné à Montreuil-Bellay, Tolloche réussit à se faire libérer après avoir acheté, par l'intermédiaire d'un notaire, une petite maison à quelques kilomètres de la ville. Incapable de vivre entre quatre murs, il reprit la route pour retourner dans son pays d'origine, la Belgique. Il fut arrêté dans le Nord et disparut en Pologne avec ses compagnons d'infortune ». Le régime de Vichy avait en effet, dès 1941, pris la responsabilité d’interner les « individus sans domicile fixe, nomades et forains, ayant le type romani ».
La caméra de Gatlif suit donc plus particulièrement le destin de celui qui dans la fiction s’appelle Taloche, personnage qui communique au film une énergie tellurique, laquelle s’oppose justement à l’avarice terrienne. Taloche – merveilleusement interprété par James Thierrée, petit-fils de Charlie Chaplin – est un grand enfant sauvage d’une trentaine d’années s’enfouissant dans la terre, bondissant plus qu’il ne marche, s’échappant illusoirement vers le ciel. Ce personnage est fou comme Artaud était fou. C’est un idiot magnifique, musicien et acrobate, qui joue vertigineusement de son corps et qui joue des tours pendables aux agents de l’administration. Des dispositions administratives prises par le gouvernement français, il s’en tamponne littéralement : il subtilise à la secrétaire de mairie (qui est aussi institutrice et Résistante) le tampon qui doit être apposé sur le carnet anthropométrique des Roms et l’applique sur ses fesses. Comment ne pas y voir une expression parodique des matricules qui seront tatoués sur l’avant-bras gauche des déportés à Auschwitz ?
Tony Gatlif n’a pas filmé le camp d’Auschwitz – où furent exterminés les Roms – et s’il montre le camp d’internement français, il n’en fait pas le sujet principal de son film, préférant le registre de la célébration communautaire à celui de la reconstitution historique.
Le cinéaste est assez virtuose quand il filme les Gitans mais devient malheureusement pesant quand il campe les villageois (tous grossièrement hostiles) ou les Justes (le maire – Marc Lavoine – et l’institutrice – Marie-Josée Croze –, dont la bonté rayonnante exclut d’emblée qu’on puisse émettre le moindre doute à leur sujet). Cette dichotomie formelle est la grande faiblesse d’un film qui mérite cependant qu’on le prenne réellement en considération.
Jean-Luc Jousse