Elena, Andreï Zviaguintsev
Publié le 2 Avril 2012
Un arbre élève ses branches nues et gelées jusqu’à la hauteur d’un appartement dont les larges baies vitrées accueillent la lumière matinale. A l’intérieur de cet appartement, véritable invitation au pillage, tout est design, calme et propreté. Une succession de plans fixes, esthétiquement irréprochables, nous fait découvrir les lieux et, séparément, ses occupants, un couple d’un certain âge. Elena, corps massif et énergique, se lève la première et se plante devant un miroir qui offre de son visage plusieurs profils. Elle se dirige ensuite vers la chambre où dort son époux, et donne au corps sec et sportif de celui-ci la secousse qui l’arrache de son lit.
Elena, ancienne infirmière, est mariée depuis deux ans à Vladimir, 60-65 ans, à la fois nouveau riche et maître à l’ancienne. Les rôles sont d’emblée bien définis. Vladimir possède l’argent et la culture (les moyens de la domination) ; Elena ne possède que l’affection et le dévouement (les conditions de la soumission).
Couple recomposé, ils ont eu des enfants séparément. Cette descendance, dont la situation les accuse, semble être la seule cause de trouble entre les époux. Vladimir a une fille jouisseuse et nihiliste, Katia, qui a plus ou moins rompu les ponts avec son père. De son côté, Elena a un fils immature et désœuvré, Sergueï, père de deux enfants auxquels il est incapable de donner la moindre éducation. La famille de Sergueï occupe un logement exigu dans une cité délabrée. Elena se rend régulièrement chez son fils, au prix d’interminables trajets urbains. On l’aura compris, cette femme toujours en mouvement se partage entre deux univers sociaux qui dérivent loin l’un de l’autre tout en se refermant chacun sur leur propre immobilisme.

Sacha, l’aîné des petits-enfants d’Elena, n’a, semble-t-il, d’autre choix que l’armée (c’est-à dire la guerre en Ossétie) ou la délinquance (voire la criminalité). La corruption régnante en Russie lui permettrait cependant de s’inscrire à l’université. Il faudrait pour cela réunir une somme d’argent considérable. Elena presse Vladimir de faire un geste pour arracher son petit-fils au sombre destin qu’il se prépare. Mais Vladimir est inflexible : la famille d’Elena ne lui est de rien. Pourquoi volerait-il à son secours ? De plus, Sergueï et Sacha sont totalement passifs, n’assumant aucune responsabilité... Elena ne peut pas, selon ses propos, « lui donner tout à fait tort ». Elle ne peut pas non plus ne pas agir. Les circonstances vont lui en offrir l’opportunité… Si l’on considère, avec Conrad, que « toute action est forcément nuisible » ou encore que « toute action est diabolique », l’on comprendra mieux la noirceur qui baigne la fin du film.
Dans Elena, Andreï Zviaguintsev porte un regard glaçant sur l’abolition des barrières morales dans un contexte de renforcement des barrières sociales que l’absence désormais admise de justifications symboliques (religieuses ou politiques) livre au seul pouvoir de l’argent.
Jean-Luc Jousse