A perdre la raison (Joachim Lafosse)

Publié le 30 Août 2012

L’épilogue approche. Une fête de mariage (blanc) réunit autour d’une table de jardin la plupart des protagonistes du film. Soit, une mère marocaine et ses trois enfants adultes ; André (Niels Arestrup), le « bienfaiteur » de cette famille, père adoptif de Mounir (Tahar Rahim) ; Murielle (Emilie Dequenne), jeune épouse de Mounir et déjà mère d’une progéniture nombreuse ; l’épousée du jour, enfin, qui n’est autre que la sœur de Murielle. A cette occasion, la mère de Mounir offre une djellaba à Murielle. Passant cette robe comme un grand prêtre revêtirait un vêtement liturgique afin de célébrer quelque mystère divin, Murielle est désormais parée en vue de la cérémonie sacrificielle dont elle sera la sidérante prêtresse. Du temps passera encore. Il y aura notamment eu ce plan-séquence où, le temps d’une chanson de Julien Clerc, seule au volant de sa voiture, la jeune femme s’écroule nerveusement. Le lyrisme de la chanson appuie là où ça fait mal : « Oui mais si seules, oui mais si seules... Femmes, je vous aime... »

Les quatre victimes seront appelées les unes après les autres : elles obéiront à cette voix maternelle sans songer à la terreur qui les ravira silencieusement quand elles auront quitté le champ filmique.

Comment Murielle est-elle devenue cette magicienne infanticide dont la mythologie grecque a, de longue date, fixé le modèle ?

 

Elle a d’abord aimé Mounir, son sourire, son charme maladroit (d’autant plus charmant qu’il est maladroit). Vite, ils se sont mariés, ont procréé et, avec leurs enfants, se sont entassés sous le toit de la maison d’André, médecin généraliste, présence massive, douce autant qu’autoritaire (et d’autant plus autoritaire qu’elle n’est que douceur apparente et générosité accablante). André, la soixantaine, a donc élevé-enlevé Mounir. Il s’est également marié avec la sœur de Mounir : mais il ne s’agissait, déjà, que d’un mariage blanc (un mariage avec un Blanc).

 

Ayant échoué à ses examens, Mounir est embauché par son « bienfaiteur » qui lui confie quelques tâches de secrétariat. Murielle est une jeune institutrice que les grossesses successives confinent bientôt dans la maison du médecin qui, sans se départir de sa douceur apparente et de sa prodigalité calculée, campe de plus en plus le personnage d’un patriarche tyrannique et manipulateur. Mounir, subjugué par son père adoptif, assujetti économiquement et affectivement à celui-ci, traduit par des emportements colériques contre Murielle sa condition de dominé. L’isolement progressif de Murielle (malgré des consultations régulières chez une psychologue) et son impuissance psychique grandissante ne sont pas sans rappeler certains scénarios d’étouffement hitchcockiens. André n’est certes pas un nazi réfugié au Brésil ; Murielle n’est pas une espionne américaine mariée par obligation professionnelle à ce nazi : pourtant, le poison existentiel que distille le médecin n’est pas moins redoutable que celui qui affaiblit chaque jour davantage Alicia (Ingrid Bergman), l’héroïne des Enchaînés.

 

Comme dans Nue propriété, son deuxième film (dont il n’est pas interdit de lire ou relire sur ce même blog la critique), Joachim Lafosse pose la double question du tiers et des frontières. En quoi l’effacement du tiers relationnel est-il mortifère ? Quelles sont les frontières symboliques à ne pas franchir ?

Le scénario n’est pas tout. Le jeu des acteurs, les choix de mise en scène et de cadrage (omniprésence des plans rapprochés et des gros plans), la caméra portée à l’épaule, les flous qui mangent une partie de l’image, participent très largement de l’impression d’enfermement qui donne au film son empreinte si particulière.

 

JLJ

Rédigé par immarcescible

Publié dans #cinéma

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
J
Comme à ton habitude, JLJ, tu relates cette tragédie de façon magistrale.
Répondre