A l'origine, Xavier Giannoli

Publié le 31 Décembre 2010

Au milieu d’une plaine déserte, un homme seul (François Cluzet) court le long d’une bande d’asphalte luisante dans le petit matin. Un hélicoptère de la police survole le site vers lequel une théorie de voitures de police s’avance également. L’homme escalade un monticule de terre, plante un drapeau frappé du sigle GMTR et contemple ce qu’il faut bien appeler son chef-d’œuvre. Ce final très hollywoodien traduit la volonté du cinéaste de transformer une affaire d’escroquerie qui en tant que telle ne dépasse guère le stade du fait divers (certes peu banal : mais n’est-ce pas le propre du fait divers de trancher, à des degrés divers, avec la banalité du quotidien ?) en épopée de la création cinématographique. Mais avant la fin il y a le commencement...

 

 

A l'origine

   

Au commencement – mais non à l’origine – il y a un escroc de piètre envergure qui parcourt le nord de la France, une carte routière dépliée à ses côtés. Sur cette carte, il trace des ronds qui ciblent les endroits de ses méfaits de petit calibre : il emprunte frauduleusement du petit matériel de chantier auprès de fournisseurs facilement dupés et refourgue sa marchandise à des recéleurs eux-mêmes peu méfiants et qu’il refait également facilement dès que l’occasion se présente.

Ce ne sont là que des hors-d’œuvre. Or, sans qu’il le sache vraiment lui-même, il aspire à réaliser un chef-d’œuvre (au sens, notamment, du chef-d’œuvre artisanal réalisé par les compagnons du tour de France). Ce chef-d’œuvre suppose que des conditions de réalisation soient réunies. Un chantier autoroutier désaffecté d’une part, des entreprises revanchardes, une population locale économiquement affaiblie et une élue sentimentalement esseulée, prêtes, les unes et les autres, à se jeter dans les bras de la Providence d’autre part, constitueront les conditions d’une telle réalisation.

Sillonnant la région à bord d’un véhicule utilitaire volé, lequel est flanqué du logo CGI qu’il a grossièrement (mais efficacement) confectionné avec du ruban adhésif, il recourt au même stratagème auprès d’autres fournisseurs dont il prélève les numéros de téléphone sur les panneaux qui signalent les chantiers fleurissant dans les extensions urbaines dont la moindre commune est désormais pourvue.

 

Un jour, il s’arrête devant une palissade bâchée. Un panneau détérioré par le temps indique : « Construction de l’Autoroute A 61 bis ». Un « NON » ainsi qu’un scarabée ont été graffités sur le panneau. Parmi les différentes entreprises dont le nom figure sur le panneau on retrouve CGI et ses bandes rouges disposées en guillemets. Il écarte la bâche et découvre un chantier autoroutier abandonné.

Dans un hôtel de la localité une jeune femme le conduit à sa chambre : « En fait, des scarabées il y en avait partout. Du coup, les écolos ont fait arrêter le chantier pour les protéger et ils ont fait des manifs. C’était chaud ! » Elle prépare le lit : « Vous aussi, vous êtes de la CGI ? » L’homme acquiesce vaguement. Elle poursuit : « Il y a un homme de votre société qui est passé l’année dernière. Il a voulu voir tous les gens du chantier qui s’étaient retrouvés sur le carreau. Puis après il est reparti, on l’a plus revu. »

Le lendemain matin le téléphone de l’hôtel le surprend dans sa chambre : « Deux personnes demandent à vous parler ». A l’extérieur, une voiture de gendarmerie. L’homme rassemble ses affaires dans le but évident de fuir, mais, ne trouvant pas d’issue, se retrouve involontairement à l’accueil de l’hôtel. On lui fait signe qu’il est attendu dans la salle à manger par deux hommes qui lui proposent un café. Le directeur d’une PME locale prend la parole : « Le patron d’ici est un vieil ami. C’est lui qui nous a prévenu de votre arrivée hier soir ». L’homme qui s’est présenté sous le nom de Philippe Miller les regarde silencieusement. L’associé de la PME poursuit : « Patrick et moi, on a une société de location d’outillage sur la commune, et depuis que les travaux sont arrêtés il y a deux ans nous on a traversé des moments difficiles ». Le directeur de la PME : « A l’époque il y a eu un appel d’offres. Nous, on y a cru, alors on s’est beaucoup endetté pour acheter des machines neuves, embaucher des chauffeurs, des mécaniciens… et au dernier moment votre prédécesseur a préféré travailler avec nos concurrents ». "Philippe Miller" est toujours silencieux mais semble s’intéresser à ce qu’on lui raconte. L’associé de la PME : « En fait, le directeur des travaux il avait des méthodes un petit peu… Il attendait quelque chose qu’on lui a pas donné ». "Philippe Miller" reste silencieux. Le directeur de la PME : « Il s’attendait à une remise assez importante ». L’associé de la PME : « Donc nous, si les travaux devaient reprendre, on voudrait pas se faire doubler une deuxième fois ». "Philippe Miller" : « Absolument ». L’associé de la PME : « Nous, on serait prêt à aller jusqu’à 15 % de remise ». Le directeur de la PME : « En liquide, ça fait une belle enveloppe ».

Le patron de l’hôtel arrive : « Vous avez fait connaissance ? ». Le directeur de la PME : « On parlait du scarabée ». Le patron s’assoit : « Le scarabée, quel cauchemar ; le pique-prune, y s’appelle, il a décimé toute la région. Il est grand comme ça et il a détruit plusieurs centaines d’emplois. Alors, vous restez avec nous jusqu’à quand ? »

Le pique-prune est donc le fléau originel qui, par le truchement d’associations (de malfaiteurs ?) écologistes, sans les tuer pour autant a détruit ce qui fait vivre les hommes. C’est un fléau comparable aux sauterelles de l’Apocalypse : « Il s’éleva du puits une fumée comme celle d’une grande fournaise (…). De cette fumée, il sortit des sauterelles qui se répandirent sur la terre : on leur donna un pouvoir pareil à celui des scorpions de la terre, et on leur commanda de ne point faire de mal à l'herbe de la terre, ni à la verdure, ni à aucun arbre, mais seulement aux hommes qui n’avaient pas le sceau de Dieu sur le front. Il leur fut donné, non de les tuer, mais de les tourmenter durant cinq mois ; et le tourment qu’elles faisaient éprouver était pareil à celui que cause à un homme la piqûre du scorpion. » (Apocalypse, 9)

 

D’un côté nous avons donc un sujet pour ainsi dire sans intériorité, un « je » vide (1), et de l’autre une communauté sans repères qui n’est portée que par la croyance – s’étageant de l’espoir raisonnable à la foi aveugle (2) – à l’imprévisible retournement du destin. Philippe Miller (laissons tomber les parenthèses), un peu par hasard, mais aussi par « disposition professionnelle », va incarner – au sens presque christique du terme – la figure du sauveur pour les membres d’une communauté villageoise moribonde et qui lui dicte sans même qu’elle s’en aperçoive toutes ses décisions.

 

 

Philippe Miller est au fond un type paumé, taciturne, sur lequel s’opère une cristallisation stendhalienne qu’il ne repousse certes pas mais qu’il n’avait pas anticipé et qui le dépasse largement. Il dira plus tard à Stéphane (Emmanuelle Devos), la maire du village, qui tombera – facilité (et faiblesse) scénaristique – amoureuse de lui : « Je pensais pas que ça se passerait comme ça… c’est pas ce que j’avais prévu ». Ce à quoi elle répondra : « ça veut dire quoi ? Qu’est-ce que t’avais prévu ? On ne prévoit pas les choses, on les vit ».

Dans un premier temps il découvre, c’est l’évidence, qu’il peut se faire de l’argent, beaucoup d’argent (pour s’octroyer ses faveurs les entrepreneurs locaux ne lésinent pas sur les pots-de-vin, nous l’avons vu). Mais, assez rapidement, il découvre autre chose, lui le fuyard qui n’est relié aux autres que par les mauvais coups qu’il peut en attendre. Et ce qu’il découvre et le métamorphose, lui le cloporte cafardeux, c’est l’aventure humaine, la seule aventure qui vaille, l’aventure qui transcende les intérêts individuels, à commencer par le sien. Il se retrouve en effet à la tête de ce qu’il faut bien appeler une superproduction (au sens cinématographique du terme) dont les forces productives locales sont les acteurs.

 

L’un des plus beaux moments du film est composé de deux ou trois plans très brefs : tandis qu’un camion déverse de la terre sur le chantier autoroutier, l’ombre mouvante de Philippe se dessine verticalement sur le rideau de terre ainsi formé. Ces deux ou trois plans constituent un véritable dispositif cinématographique (si l’on n’oublie pas que la cinématographie c’est d’abord et avant tout de l’image animée) à l’œuvre dans le film. C’est en effet la terre se déversant qui anime et fait vaciller l’ombre de Philippe.

 

(1) Lorsque le directeur de la PME, enfin déniaisé, retrouve Philippe sur le chantier il l’apostrophe ainsi : « Je viens de parler avec des gens de chez CGI. Vous m’avez signé un faux bon de commande. Il n’y a pas de chantier en ce moment dans la région. Les travaux n’existent pas ». Et Philippe, qui avançait dos à la caméra/à la réalité, se retourne : « Et tout ça, ça n’existe pas tout ça ? J’ai l’impression que ça existe. C’est même vos machines. Ou alors moi non plus j’existe pas ! Vous parlez dans le vide ! »

 

(2) Lorsqu’un membre du conseil municipal demande à la maire : « Il vient d’où ? », celle-ci répond : « Je sais pas… il vient du siège ». Et on entend, évidemment : « Il vient du ciel ».

 

JLJ

Rédigé par immarcescible

Publié dans #cinéma

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F
<br /> Trop fort pour moi, le JL !<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Dis Hermès, tu ne pourrais pas la faire moins hermétique ? Le sais-tu que tu condamnes ainsi les damnés de la terre (pour lesquels le ciel zébré de rébus est annonciateur d'une douloureuse errance<br /> herméneutique) au silence ou, ce qui revient au même, à l'inanité sonore ?<br /> <br /> <br />
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F
<br /> Voilà bien un film fin d'année (fin damnée ?) : retour à la terre (je n'irai pas plus loin en combinant les deux expressions...) ? Avec un Ulysse Nemo digne de notre temps. Il va me falloir le<br /> regarder !<br /> <br /> <br />
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