Captain Fantastic

Publié le 15 Décembre 2019

Dans le cadre de la « Semaine de cinéma de langue anglaise », les 400 coups projetaient la semaine dernière Captain Fantastic de Matt Ross, film américain de 2016.

 

Le titre du film avait de quoi faire peur (déjà, le nom du réalisateur). Il est emprunté à une chanson d’Elton John.

 

Un grand adolescent dissimulé dans le tapis végétal d’une forêt observe un jeune cerf sur lequel, couteau en main, il se précipite et qu’il tue avec brio. Une petite troupe familiale rejoint alors le jeune guerrier. Le père (Viggo Mortensen, intense) – ou plutôt l’initiateur – enfonce à son tour le couteau dans l’animal, en extrait le cœur et le tend à son fils pour qu’il plante ses crocs dans la chair sanguinolente et l’avale goulûment. Bodevan (ce nom !) est désormais un homme.

 

Installés dans une forêt nord-américaine, Ben et ses six enfants vivent au contact de la nature. Ils ne connaissent pas les gadgets électroniques dont nous sommes environnés. Ce sont des survivalistes aguerris aux usages ancestraux du couteau et de l’arc, guidés par un père qui a décidé de rompre avec la civilisation capitaliste et d’embarquer toute sa family dans son trip utopiste.

 

Si nos survivalistes tournent le dos à la civilisation moderne, ils ne négligent pas pour autant la culture. Au contraire même. Quand ils ne chassent pas, ils écoutent Glenn Gould, jouent de la guitare (Bodevan) ou de la bombarde (Ben), chantent (les filles). Tous lisent beaucoup : Dostoïevski (Les frères Karamazov), Nabokov (Lolita), des traités sur l’inégalité sociale, des livres sur la théorie mathématique des cordes ou sur la physique quantique. Mais surtout et d’abord Noam Chomsky, véritable divinité de cette forêt décroissante. Le Père Noël, symbole de la civilisation matérialiste honnie, n’est pas le bienvenu dans ce paradis qui offre presque à chaque pas, si l’on s’y prend bien, des proies que l’on grillera au feu de bois allumé en frottant des silex. On lui préfère le Père Chomsky dont le jour anniversaire apocryphe est l’occasion d’une distribution de cadeaux, des armes blanches de préférence. L’un des enfants, Rellian (ce nom !), qui maugrée contre cette substitution, menace la fusion familiale. Son père lui demande de développer ses arguments et lui dit que s’il parvient à convaincre tout le monde on se rendra alors à ses vues. L’enfant n’en est (évidemment) pas réellement capable et, avant même la moindre tentative, ne peut qu’accepter sa défaite. Où l’on voit que l’idéal argumentatif non seulement n’est pas un rempart contre la violence mais qu’il en produit même, dès lors que la réalité située des protagonistes n’est pas prise en compte (mais peut-elle jamais l’être tout à fait ?). Il ne reste à l’enfant que la ressource de la trahison lorsque l’occasion se présentera.

 

La lecture de Lolita par l’une des filles est également l’occasion pour Ben d’exercer ses talents de maïeuticien. Il demande à Kielyr, à moins que ce ne soit à Vespyr (ces prénoms !), ce qu’elle pense du roman sulfureux de Nabokov. Kielyr (on va dire que c’est elle) commence tout d’abord par raconter l’histoire. Très socratiquement, Ben lui fait remarquer qu’elle ne répond pas à sa question. Il la pose donc à nouveaux frais. Sa fille aînée dit alors qu’elle reconnaît au livre des qualités évidentes, mais qu’elle se pose des questions au sujet de l’amour que porte Humbert à Lolita. Tout compte fait, elle hait ce pédophile dans la fleur de l’âge. Nous voilà rassuré ! Nai (ce prénom !), la cadette, 8 ou 9 ans, intervient alors : « C’est quoi un pédophile ? » Sans fard, Ben répond à la demande. Nai : « C’est quoi un acte sexuel ? » Pédagogue jusqu’au bout des doigts, le père donne l’explication souhaitée. Vague écœurement de Nai : « C’est dégoûtant ». Afin de réduire Nai au silence, Ben se lance dans une description clinique de l’appareil génital féminin.

 

Ce père tour à tour martial et bienveillant soumet les enfants à un entrainement physique para-militaire. Le modèle éducatif mis en œuvre se veut directement inspiré de La République de Platon. De fait, ce modèle éducatif ne doit pas tant à Rousseau (qui déconseille la lecture aux enfants) qu’à Platon.

 

Lors de l’ascension d’une paroi rocheuse l’enfant récalcitrant dévisse, se blesse à la main et reste suspendu dans le vide. Son père lui fait comprendre que les secours ne viendront pas le chercher et qu’il lui faut par conséquent surmonter sa douleur, et reprendre l’ascension à mains nues.

 

L’autonomie est donc le maître mot de Ben et de toute la tribu entièrement acquise à la cause du père, si l’on excepte l’enfant partiellement récalcitrant. La famille vit donc de chasse (bien davantage que de pêche ou de cueillette) et occasionnellement de razzias dans les petits supermarchés du coin, lequel n’est donc pas vraiment perdu.

 

Si l’autonomie, autrement dit la loi que l’on se donne à soi-même, est, ainsi que nous le disions, le maître mot de Ben, force est de reconnaître que celle-ci est viciée dans son principe dans la mesure où ce père se comporte davantage en gourou tout-puissant qu’en pédagogue qui offrirait à chacun la possibilité de conquérir sa propre autonomie.

 

Ben n’aurait-il point de compagne ?  La mère – une magistrate qui avait depuis longtemps rompu les ponts avec son milieu familial et professionnel d’origine – a disparu des radars familiaux depuis bientôt trois semaines. Elle est hospitalisée pour cause de manque de sérotonine. On apprend très vite qu’elle vient de se trancher les veines (il nous sera révélé qu’elle avait développé une psychose post-partum après la naissance de l’une de ses filles). Ben, adepte de la transparence, délivre l’information à ses enfants. Sans circonlocutions. Il fait également savoir aux enfants qu’il n’est pas le bienvenu aux obsèques de son épouse. Son beau-père, un très riche retraité dont la maison néo-classique est plantée au milieu d’un terrain de golf, lui ayant signifié qu’il sera arrêté s’il se présente à la cérémonie funéraire.

 

Malgré le risque encouru par Ben, la tribu décide de sortir des bois afin de se rendre à la sépulture ou plutôt de la perturber. Au volant d’un vieux bus aménagé en camping-car qui emprunte les grands axes routiers du pays, Ben montre les horreurs de la société de consommation à ses enfants dont certains n’ont connu que la vie dans les bois. La route est longue jusqu’au Nouveau-Mexique, l’Etat où résident les beaux-parents de Ben. Dans un camping où le bus a fait halte, Bodevan connaît son premier flirt. Ignorant tout de la réalité amoureuse contemporaine, il se comporte en preux chevalier, suscitant l’hilarité autour de lui. Une première fissure se fait alors jour dans son cœur comme dans ses certitudes. Mais il lui faudra essuyer d’autres déconvenues pour se révolter contre la tyrannie (éclairée) paternelle, avant cependant de se réconcilier avec l’auteur de ses jours qui finira de son côté par reconnaître sa méprise éducative et décidera même de se retirer du jeu afin que les enfants puisent adopter, ou peu s’en faut, l’American way of life. Cela dit, a-t-on jamais vu un pervers narcissique (ou un truc comme ça) reconnaître sa pathologie ?

 

La tribu fait également halte chez le frère de Ben. Au cours d’une assez longue séance organisée principalement autour d’un repas, deux mondes se jaugent. D’un côté la famille américaine hyper-standard dans laquelle certaines choses ne se disent pas (on ne dit pas qu’un parent s’est suicidé, mais qu’il est mort des suites d’une maladie), de l’autre la famille décroissante dans laquelle on connaît le nom de la déesse grecque de la victoire mais où l’on ignore l’existence de Nike, la marque de chaussure mondialement connue. Ben n’hésite alors pas à mettre les pieds dans le plat, faisant sortir sa belle-sœur de ses gonds. Celle-ci finira par comprendre les raisons de Ben, tandis que de son côté Ben présentera ses excuses pour n’avoir pas respecté le mode de vie de son frère et sa belle-sœur. Ben serait-il humain ? Sa belle-sœur serait-elle ouverte d’esprit ? On le voit, Captain Fantastic pose des questions essentielles.

Les enfants de la famille américaine hyper-standard sont évidemment incultes, tandis que ceux de Ben qui n’ont pas été dépravés par la civilisation américaine maîtrisent une vaste culture littéraire, artistique, scientifique et politique.

 

La cérémonie d’enterrement bat son plein lorsque la tribu débarque dans l’église. Dans son costume rouge orné de fleurs (hip, hip, hip), Ben remonte la travée principale, tape du poing sur le cercueil et prend d’autorité la parole afin de faire savoir à l’assistance que les dernières volontés de son épouse ne sont pas respectées. Celle-ci voulait une sépulture bouddhiste (incinération – sur un bûcher de préférence – et dispersion des cendres dans des toilettes publiques).

 

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Faut-il en dire davantage ? Ce ne serait vraiment pas à l’avantage d’un film qui, même s’il fouette un peu le chat idéologique, ne mérite pas la fessée ubuesque que lui administre Olivier Lamm dans Libération. Extrait : « Il n’est pas besoin de se sentir d’humeur irascible pour se sentir heurté politiquement par sa balourdise et l’invraisemblance de ce qu’il s’efforce de raconter. » Si la fin du film se vautre dans un moralisme niais, que dire de la bêtise sans nom du critique de Libé lorsqu’il dénonce ce qu’il appelle « une ahurissante profanation de tombe en famille, dont on se demande si Matt Ross, qui a écrit son scénario, réalise ce qu’elle engage moralement et émotionnellement à l’écran ». De fait, il y aura bien extraction nocturne et plutôt joyeuse du cercueil, mais il faut n’être jamais allé au cinéma pour s’émouvoir d’une telle péripétie. Olivier Lamm réalise-t-il ce qu’il engage d’incompréhension fulminante auprès de ses lecteurs ? N’étant d’ailleurs pas à une contradiction près, notre critique hyper moral qualifie la deuxième partie du film, dangereusement profanatrice, de « neuneuisme complet ».

 

Tant qu’à taper sur les critiques, je m’en voudrais d’épargner le trou du cul réactionnaire qui a son rond de serviette au Masque et la Plume et qui projette ses propres hantises sur Captain Fantastic. « Le soir, discussion sur le marxisme, malgré la fatigue des Castors Juniors », écrit par exemple Éric Neu(neu)hoff dans Le Figaro. Si Chomsky est à l’honneur (de la façon assez bouffonne que l’on a vue), à aucun moment on ne discute du marxisme en tant que tel dans le film.

 

Nous conviendrons plutôt avec les Inrocks, malgré le peu d’estime dans lequel nous tenons ce magazine, qu’il « manque un point de vue fort » à ce « portrait non dépourvu de charme ». « Incapable de trouver un point de négociation entre les deux systèmes de valeurs qu’il met en compétition (…), Matt Ross est bien en peine de trouver la clé de son propre film. »

 

L’angle de lecture – tellement prévisible – choisi par par Vincent Ostria pour L'Humanité nous fera sourire : « Cette œuvre, qui a priori séduit car elle pourfend le conformisme réac, se noie graduellement dans sa propre superficialité. La réalité d’une existence raisonnée hors de la civilisation destructrice et en harmonie avec la nature reste à décrire. »

 

On trouvera un peu fort de café la critique à l’emporte-pièce de Philippe Lagouche pour La Voix du Nord : « Au fil de leurs étapes convenues, ces bobos des bois tournent en rond en citant Coolidge (sic) et Chomsky et racolent sans vergogne le spectateur. »

 

Toujours aussi tarte, Télérama nous en administre une nouvelle fois la preuve par le truchement de Jérémie Couston : « Ben est-il le superhéros que le titre suggère ? Fantastique ou fantasque ? En tout cas un père idéaliste qui se bat pour ses convictions et pour que ses enfants vivent dans un monde authentique. De quoi forcer le respect. »

 

Si l’on doit formuler une critique au lieu de s’en tenir à une analyse du film, on se rangera finalement à l’avis de Thomas Sotinel qui, dans Le Monde, écrit : « Foisonnant d’idées et de thèmes, le film change souvent de registre, comme un adolescent en pleine mue, manquant définitivement son noble objectif, mais accumulant des moments saisissants en chemin. »

 

Jean-Luc Jousse

 

Liens vidéo :

 

https://www.youtube.com/watch?v=7yHEhuS-1Zo

https://www.youtube.com/watch?v=bS7TShFhbKs

Rédigé par immarcescible

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A
Quelle intelligente et réjouissante critique de ce Captain pas si fantastic que ça, peut-être ! Si le film accumule des moments saisissants, merci JLJ d'accumuler de drolatiques piques, pointes et autres aiguillons. Les critiques n'ont qu'à bien se tenir.
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