Nous ne vieillirons pas ensemble
Publié le 23 Novembre 2019
Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, aux deux-tiers d’un film qui n’avance pas vraiment, Pialat fait dire à deux reprises à Catherine (Marlène Jobert) : « Au lieu de peindre ton appartement tu ferais mieux de t’occuper de ton scénario ». Ce propos adressé à son amant, Jean (Jean Yanne), qui campe un cinéaste velléitaire et acariâtre, doublé d’un individu tout à la fois autoritaire, veule et violent, signe en fait l’art poétique (la théorie du cinéma) de Pialat. En effet, l’on peut dire que le film, s’il est très écrit, est à peine scénarisé en ce sens qu’il empile scènes de ménage sur scènes de ménage mises en scène sans égard pour les acteurs ni pour les spectateurs qui attendraient d’un long-métrage de fiction une progression dramatique avec rebondissements de l’action et dénouement habilement ficelé. Dès le début du film – dès le titre même – nous savons que le couple formé à l’écran par Catherine et Jean est sans avenir (1). Passé les deux premières scènes qui nous découvrent un couple cadré serré dans une chambre sans charme, puis dans une cuisine incurieuse – deux scènes qui donnent à lire mezzo voce l’échec de la communication au sein du couple – nous tombons sur un personnage tyrannique, odieux, brutal, auquel est soumise une jeune femme absente à elle-même, et qui semble incapable de réagir. Régulièrement mise à la porte (d’une chambre d’hôtel ou de la voiture) ou plutôt jetée dehors par son amant intempérant, elle attend dans une gare, un café, etc. que le butor se décide à retourner auprès d’elle.
On apprend vite que Jean est marié à une autre femme, Françoise. Et l’on devine que la relation conjugale se résume à une cohabitation (relativement) pacifiée. Nous faisons la connaissance de Françoise (Macha Méril) lors du retour de Jean à Paris après quelques jours d’un tournage mouvementé en Camargue. De son côté, Françoise rentre d’un séjour en Russie. Devant un mari totalement indifférent et particulièrement goujat, elle évoque avec une grande douceur un peu triste sa nostalgie du pays qu’elle vient de quitter.
Nous le disions, Maurice Pialat ne raconte pas une histoire, il peint des situations qu’il enferme dans des cadres étouffants (habitacle de voiture, chambres d’hôtel minables, appartement dont les rideaux sont tirés, ascenseur, station de métro, marché en Camargue, etc.). Ou bien il filme de près des scènes de baignade ou de canotage sans quasiment jamais les inscrire dans un paysage apaisant ou qui aurait pour fonction d’amortir la violence des situations auxquelles nous confronte le film (2).
Les personnages se comportent comme des rats de laboratoire soumis à des stimulus électriques dont ils ignorent plus ou moins l’origine. Jean évoquera certes sa mère décédée (« c’est pas de ma faute… c’est à cause de ma mère si je suis comme ça… je n’ai jamais connu quelqu’un de plus malheureux qu’elle…) et rendra visite à son père alcoolique. Les origines sociales et familiales de Catherine seront davantage dessinées – son milieu d’origine est relativement modeste – sans pour autant que Pialat n’articule la crise que traverse le couple à de purs et simples rapports de classe. Nous découvrirons certes plus tard que Jean dispose d’une assez grande culture littéraire et cinématographique (mais rien ne signale en lui un « héritier »). Il lira une lettre de Pavese, poète italien dont l’œuvre la plus connue a pour titre « Le métier de vivre » (3). Il évoquera Dreyer et Hitchcock, et parlera de ses amis Chabrol (4) et Demy. Le mépris de classe affleure certes dans telle ou telle séquence, dans celle par exemple où Jean complimente, non sans sarcasme, Catherine pour ses nouvelles lectures. Dans l’une des innombrables scènes de voiture à l’arrêt, Catherine sort de son sac une édition de poche des Fleurs du mal. Jean : « Les fleurs du mal ! La semaine dernière, c’était les Pensées de Pascal. Tu fais des progrès. Quand je t’ai connue, tu lisais Henri Troyat… ». Bien sûr, Catherine n’est jamais qu’une secrétaire qui enchaîne sans conviction des boulots que le film relèguera dans un hors-champ synonyme de limbes sociales. Il n’en reste pas moins que le rapport de classe au sein du couple n’est pas en tant que tel l’objet du film, contrairement à La Dentellière (Claude Goretta, 1977) ou, plus proche de nous, Pas son genre (Lucas Belvaux, 2014). On notera cependant que dans les trois films les personnages dominés socialement au sein du couple sont des femmes (Marlène Jobert, Isabelle Huppert, Emilie Dequenne), une secrétaire et deux coiffeuses.
Avant toute chose, ce couple essoré est seul au monde. Le plus souvent enfermé dans l’habitacle de la voiture de Jean, habitacle qui encage les personnages. Encore une fois, on ne compte plus le nombre de séquences ou de plans-séquences se déroulant dans la voiture presque toujours à l’arrêt. Faut-il le redire ? L’histoire n’avance pas, l’histoire est à l’arrêt.
Les deux scènes de baignade en bord de mer suggèrent une autre métaphore, celle de la noyade. Le couple prend l’eau de toutes parts, les deux personnages se noient. Mais, alors que Jean fait des mouvements désordonnés qui accélèrent la noyade, Catherine, elle, en faisant plutôt la planche, surnage au milieu des vagues qui la submergent, si bien que la passivité dont le spectateur pourrait la créditer durant toute la première moitié du film peut se lire comme une forme de résistance qui s’avère plus efficace qu’une rébellion ouverte contre l’insupportable de la situation (5). Ainsi du silence de Catherine confrontée à la pure décharge de violence verbale de Jean dans l’une des scènes les plus fameuses du film. Il vaut la peine de reproduire la logorrhée éruptive de Jean : « Tu vas encore cherché du boulot dans les bureaux ! Mais depuis six ans, combien t’en as fait ? Moi, je sais pas, à force de t’attendre partout j’ai fait tous les quartiers de Paris. Tu veux pas chercher quelque chose de plus intéressant, non ? Non, t’es là, t’es molle, et puis t’attends ! Tout ce que j’essaie de faire pour toi, c’est la même chose. J’ai essayé de te faire travailler dans le cinéma, ben ça marche pas. Chaque fois y a rien à faire. Rien ne t’intéresse. Tout ce que t’es, t’es une fainéante, c’est tout, une bonne fainéante ! Tu laisses tomber tout tout de suite. Ah, si, la seule chose qui te plait c’est cover-girl. Madame veut être cover-girl ! Avec le pif que t’as et tes taches de rousseur ! T’es trop petite, et t’es trop moche ! Alors mets-toi une bonne fois dans la tête qu’il faut que tu trouves quelque chose d’intéressant, mais pas dans cette catégorie-là. T’as jamais rien réussi et tu réussiras jamais rien, c’est tout. Et tu sais pourquoi ? Parce que t’es vulgaire. Irrémédiablement vulgaire. Non seulement t’es vulgaire, t’es ordinaire en plus. Toute ta vie tu resteras une fille de concierge. Tu t’accroches à moi depuis six ans. Quand je pense que depuis que je te connais j’ai rencontré des filles formidables. J’aurais mieux fait de rester avec elles. Je me demande vraiment ce que je fais avec toi. Je reste par pitié. Par pitié, je reste. T’as aucune volonté. Ton seul orgueil c’est ça : ta médiocrité. Je suis en train de gâcher ma vie avec toi. De gâcher ma vie. Parfaitement ! Tu sens pas que j’en ai assez de toi ? Tu le sens pas ? Tu sens pas que ça fait trop longtemps que ça dure ? Tu sens pas que j’ai envie d’une seule chose, c’est que tu te barres ? Alors, fais-moi plaisir, barre-toi, barre-toi en Angleterre. Au moins ça t’apprendra peut-être quelque chose. J’en ai vraiment plus rien à foutre de pas te voir. » Notons que, selon le témoignage de Marlène Jobert, Jean Yanne avait initialement refusé de jouer la scène tant la violence du texte lui était insupportable. Comme il ne le connaissait pas au moment où, en dépit de ses protestations, fut tournée la scène, des post-it furent collés sur le tableau de bord de la voiture (ce qui expliquerait pour une part la position de la tête de l’acteur, souvent baissée, lors de la séquence) (6).
Ainsi que nous le disions, ce couple essoré est seul au monde. On peut avancer que, d’une certaine façon, Pialat filme ce monde sans autrui dont parle Deleuze à propose du roman de Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique. Autrui, ou plutôt la structure-autrui, est ce qui nous permet de nous arracher au présent immédiat dans son absoluité de pure jouissance ou de pure souffrance, de nous arracher dans tous les cas à un présent qui est en tant que tel dépourvu de sens (dans les deux sens du terme). « Autrui, écrit Deleuze, assure les marges et les transitions dans le monde. Il est la douceur des contigüités et des ressemblances (…). Que se passe-t-il quand autrui fait défaut dans la structure du monde ? Seule règne la brutale opposition du soleil et de la terre, d’une lumière insoutenable et d’un abime obscur ».
Transposons. Les deux personnages sont englués dans le réel d’un couple coupé du monde ou, ce qui revient au même, sont prisonniers de ce que Lacan appelle « l’impasse que comporte toute intersubjectivité purement duelle ». Même si d’autres personnages peuplent le film, ils ne l’habitent pas, ou pas suffisamment pour créer un monde autour du couple que découpe la caméra. Notons que l’ombre de Psychose plane sur Nous ne vieillirons pas ensemble. Dans l’une des dernières séquences du film, Jean évoque explicitement la dernière scène du film d’Hitchcock où Norman Bates, enfermé dans une cellule psychiatrique, a définitivement quitté le monde : « Quand j’ai vu Psychose, explique-t-il à Françoise, le truc d’Hitchcock, Perkins, à la fin, y met sa couverture sur son dos [Jean fait le geste], et j’ai cru que c’était ma mère ».
Une séquence parmi d’autres illustre la mise hors-jeu d’autrui dans Nous ne vieillirons pas ensemble. Au lendemain d’une soirée naufragée dans une bourgade de bord de mer, nous retrouvons Jean et Catherine sur la plage, cadrés serrés. Au loin derrière eux, la jetée. Egalement derrière eux, mais à bonne distance, nous découvrons deux estivants à l’abri d’un parasol rouge et vert, se protégeant du vent plus que du soleil qui est caché par les nuages. Dans le lointain, du côté de la jetée, quelques enfants jouent là où la mer lèche le sable. Tout en échangeant avec Catherine de vagues propos sur leur vie d’après, Jean lance des cailloux en l’air et les rattrape.
Il est peut-être temps cependant de rendre plus explicitement justice à Catherine. Celle-ci n’est pas un personnage entièrement voué à la passivité. C’est un personnage que la violence de son compagnon sidère (au sens médical du terme). Durant la première moitié du film, Catherine est littéralement sidérée par les accès de rage dont Jean est coutumier. Elle ne parviendra à se remettre en mouvement qu’en élaborant elle-même ses propres projets. Elle disparaîtra même après une scène de voiture où, en pleurs, elle renverra la balle dans le camp de Jean. Lorsqu’elle réapparaîtra, nous apprendrons qu’elle a noué une autre relation (qui cependant restera hors-champ). On peut donc distinguer trois moments dans l’évolution du personnage de Catherine.
1. Les épisodes de sidération.
Durant la scène de logorrhée éruptive de Jean, Catherine est de plus en plus sidérée au point que, lorsqu’elle descend de la voiture de Jean, elle s’immobilise sur le trottoir devant la vitrine d’un restaurant. Jean s’est éloigné, marchant dans la nuit. Après un temps indéterminé, lorsqu’il revient à sa voiture, Jean retrouve Catherine toujours immobile devant le restaurant. Il s’avance alors vers elle. Catherine esquisse un geste de protection. Jean lui prend la main.
Une autre scène provoque la sidération de Catherine. Après avoir rendu visite à son père (et lui avoir extorqué une bague de fiançailles), Jean débarque chez la grand-mère de Catherine où celle-ci s’est momentanément réfugiée. Jean apprend de la grand-mère que Catherine « est partie pique-niquer avec des amis et la fille de la boulangère ». Dans la chambre d’amis, Jean bouquine vaguement en attendant le retour de Catherine. On entend le bruit d’une voiture. Jean se lève, regarde par la fenêtre. Une 2 CV s’éloigne dans la nuit. C’était une fausse alerte. Alors que Jean s’est enfin endormi, on entend le bruit d’une clé cherchant à ouvrir la porte. Jean se lève, ouvre la porte, gifle Catherine et la pousse dans la chambre. Tenant Catherine par les poignets, Jean interroge : « D’où tu viens ? Il est cinq heures du matin ! » Elle objecte qu’elle n’a pas de comptes à lui rendre. Jean presse alors son corps contre celui de Catherine et met sa main dans la culotte de sa maîtresse (pour vérifier qu’elle n’a pas couché). Sidérée, Catherine le fixe silencieusement des yeux. L’étreinte se relâche.
Il y a encore cette scène dans la chambre d’hôtel de la bourgade du bord de mer. Couchée, Catherine lit un livre. Jean s’approche d’elle, la caresse. Catherine décline la proposition : « Ecoute, pas ce soir… Je suis fatiguée… Après, il faudra que je me relève. » Là-dessus (et sans préavis), Jean attrape Catherine par son tee-shirt, tire violemment dessus, le déchire. Elle se débat : « Jean, mais t’es fou, t’es fou ». Il se jette alors de l’autre côté du lit, se rhabille et sort de la chambre avec son sac de voyage. Assise dans le lit, proprement effarée, Catherine regarde Jean quitter la chambre.
2. Catherine se remet en mouvement.
Passé la moitié du film, Catherine commence sinon à prendre la main du moins à réagir. Il convient toutefois de préciser que ce n’est qu’à la faveur des premiers signes d’effondrement de Jean que Catherine est en mesure de considérer la situation, et par là même de s’arracher à la sidération.
Il y a cette séquence où Jean est prostré dans sa voiture devant la maison de la grand-mère de Catherine. La nuit est tombée. Catherine vient le retrouver dans la voiture. Jean redresse légèrement la tête. Catherine : « Qu’est-ce que t’as ? Mémère et Maman se demandent ce qu’y se passe. » Jean ne répond pas. Catherine : « Ne reste pas comme ça… Tu restes ou tu t’en vas ! » Jean remet le moteur en marche. Catherine descend de la voiture.
Sentant que Catherine est sur le point de la quitter, Jean entreprend de la suivre (et même de la filer) dans la rue, dans le métro, à la gare du RER, bref dans tous ses déplacements urbains. Catherine lui reproche alors son harcèlement. Lorsque, dans la rue, Jean (de plus en plus cinglé) arrive à sa hauteur, Catherine devient cinglante : « Ah non ! Qu’est-ce que tu me veux encore ? J’aime pas que tu me suives comme un chien. ».
Ou bien cette scène où, après avoir raccompagné Catherine jusqu’à la station de métro, Jean traine devant un kiosque à journaux, puis dévale les escaliers pour la rejoindre sur le quai : « Tu t’emmerdes tellement avec moi que tu peux pas rester cinq minutes de plus ? » Catherine lui répond alors : « Dis-donc, qu’est-ce que c’est que ces manières de me parler sur ce ton ? D’abord, j’ai même pas l’heure. » Il semble évident qu’aujourd’hui Pialat mettrait dans la bouche de Catherine une réplique du style : « Mais, t’as pas fini de me harceler comme ça ! »
Catherine déverse enfin son exaspération sur Jean après que celui-ci, posté en embuscade à la sortie de la gare du RER, dans la banlieue où Catherine habite (chez ses parents), se soit précipité vers elle, l’ait saisie par le bras et entrainée de force dans sa voiture. Se retournant vers Jean, Catherine, en pleurs mais déterminée, lui rend la monnaie de la pièce : « J’en ai marre, je veux plus te voir. T’entends ? Je veux plus te voir. J’en ai marre de toi. J’en ai marre de ta sale tête. J’en ai marre de ton cinoche. Fous le camp, que je te revoies plus ! (…) Je peux plus te supporter, je t’aime plus, tu n’es plus ma raison de vivre… J’ai toujours su que je pourrais jamais vivre avec toi. » (7)
3. Catherine a disparu.
Jean et Catherine ont passé l’après-midi au bord d’un étang. Lors d’une promenade en barque, cadrés serrés, sans horizon (en mode « all-over », pour ainsi dire), Jean se penche sur Catherine (qui se cramponne aux rebords de l’embarcation) et, l’air vaguement inquiétant, la dévisage. Elle soutient son regard : « J’aime pas quand tu me regardes comme ça. (…) A quoi tu penses ? » Jean : « Je te trouve belle. Je t’ai jamais trouvée aussi belle… et puis je t’ai jamais aimée autant. En fait, je t’ai jamais aimé avant. Mais maintenant que je m’aperçois que je t’aime, tu t’en vas… » Jean ne le sait pas encore, mais il voit Catherine pour la dernière fois ou presque (avant une dernière rencontre qui interviendra assez longtemps après). Quelques jours plus tard Catherine aura disparu. Jean essaiera en vain d’obtenir des informations auprès des parents de Catherine. Il dépêchera même sa femme, Françoise (8), afin qu’elle obtienne des parents les informations désirées. Françoise lui apprendra alors que Catherine est sur le point de se marier. Elle est fiancée à un directeur commercial qui la mettra à l’abri jusqu’à la fin de ses jours. Le récit de Françoise ne lui suffisant pas, Jean retourne chez les parents de Catherine. (« J’ai besoin de savoir », « Je veux savoir », martèle-t-il). Il prend également des nouvelles de sa maîtresse chez Annie et Michel, des amis de Catherine. Le rival s’appelle Jean-François, « il a une belle situation » (Annie), c’est « un type qui compte pas. Il lui passe tous ses caprices. Elle a tout ce qu’elle veut » (Michel). C’est un gros bosseur. Ils ont le projet de s’installer en Afrique.
Mais dans ce film qui fera connaître Pialat du grand public, le cinéaste s’attache surtout au personnage masculin – double de lui-même – qui n’aura pour consolation que le visionnage des rushes qu’il a tournés au bord de la mer dans les moments heureux de sa relation amoureuse. Les derniers plans du film nous montrent en effet Catherine jouant dans les vagues, se sachant filmée, regardant intermittemment la caméra ou, ce qui revient au même, celui qui tient la caméra et dont nous comprenons qu’il ne peut s’agir que de Jean.
Du début à la fin du film, Jean n’est au fond qu’une bête, non pas toutefois celle, immonde, que filmait Chabrol dans Que la bête meure !. Non, c’est bien davantage une bête blessée, capable cependant de terribles coups de cornes. Jean n’est pas un grand fauve, c’est un taureau. Dès la deuxième scène, au détour d’un échange anodin dans la cuisine, Jean dit de lui qu’il est une force de la nature. Plus tard, chez la grand-mère de Catherine, on le verra, torse nu de bon matin, arrachant les mauvaises herbes du jardin : il ne s’agira pour lui que d’exercer sa force et de passer ses nerfs. En Camargue, où la violence de Jean explosera pour la première fois dans le film (9), le père de Catherine l’interroge sur sa légère boiterie. Réponse de Jean : « C’est rien, j’ai mal à la patte... On a été voir une course de taureaux… on a voulu jouer au dur, et puis c’est tout, on a pris des coups partout… » Chez les parents de Catherine, enfin, Jean essuie les banderilles dont la mère lui darde les épaules : « Avant de vous connaitre, elle était heureuse, fiancée avec un garçon qui l’aimait bien, qui était gentil, qui l’aurait épousée, lui. Tandis que maintenant on ne sait pas quand elle reviendra. Et tout ça pour la vie qu’elle a eue avec vous pendant six ans. Jamais un sou. Jamais rien à se mettre sauf depuis quelque temps. Alors, où ça passait tout ça… Et la façon dont vous la traitiez… Combien de fois René l’a retrouvée en bas de l’escalier en train de pleurer… D’ailleurs c’est bien simple, à partir du moment où elle vous a connu, mademoiselle s’enfermait dans sa chambre, pleurait... on pouvait plus lui parler… On était pas assez bien pour elle, quoi… (…) Comment elle pouvait vous supporter ? Je me souviens toujours, en Camargue, la façon dont vous l’avez traitée. Vous l’avez appelée « rat crevé ».
(1) On pourrait bien sûr faire la remarque que le propre du couple est, dans nos sociétés post-historiques, d’être sans avenir. Mais on n’est pas là pour faire de la sociologie de bazar.
(2) En fait, le paysage (urbain ou campagnard) est bien présent dans le film, mais il est presque uniquement rendu par les bruits par les bruits environnants (cris d’enfants dans les parcs, rumeur de la circulation routière, chants d’oiseaux dans le petit matin à la campagne, etc.).
(3) Extrait de la dernière lettre de Pavese, avant son suicide, à Pierina, sa maîtresse :
« La vie m’avait paru horrible mais je me trouvais encore intéressant moi-même. Maintenant c’est le contraire : je sais que la vie est merveilleuse mais que j’en suis exclu (…). Puis-je te dire, mon amour, que je ne me suis jamais réveillé avec une femme à moi à mes côtés, que je n’ai jamais été pris au sérieux quand j’aimais et que j’ignore le regard reconnaissant qu’une femme adresse à un homme. » Jean commente : « Il a dû être malheureux ce type là. Les femmes sont vaches. Il aurait suffi qu’une femme… » On notera que Jean lui-même écrit régulièrement des lettres à Catherine que celle-ci dit apprécier mais qu’elle refusera de plus en plus de lire au fur et à mesure de la dégradation de la relation (qui, on le rappelle, est quand même très dégradée dès le départ).
(4) On se souviendra des rôles de personnages inquiétants ou abjects que Jean Yanne interprète dans Le Boucher et dans Que la bête meure.
(5) Bien sûr, on pourrait se dire : « Mais pourquoi ne plante-t-elle pas là ce tyran domestique ? Pourquoi pactise-t-elle avec son bourreau ? » Eh bien, parce que ce n’est pas si simple, eh patate !
(6) « Dans plusieurs scènes et particulièrement dans celle-ci, il ne voulait pas être aussi odieux, terrible comme ça… il n’avait pas appris sa scène, il espérait toujours qu’au dernier moment Pialat allait gommer le texte » (Marlène Jobert, entretien avec Serge Toubiana). Quand on revoit la scène, cela saute d’ailleurs aux yeux : passé les premières réplique, Jean Yanne consulte son texte à intervalles réguliers. Mais si on ignore cette circonstance, on ne se rend compte de rien tant le cinéma fonctionne sur le principe de la croyance du spectateur en ce qu’il voit ou croit voir. Revoyant récemment en salle Apocalypse Now, je ne remarquai pas la substitution de Martin Sheen par une doublure lors de certaines scènes tournées alors que l’acteur était indisponible pour cause d’infarctus survenu pendant le tournage.
(7) Cette scène est bien sûr symétrique de celle où Jean, terrifiant, accable Catherine sous le poids de jugements humiliants.
(8) Notons que Jean défend sa maîtresse auprès de Françoise qui laisse alors éclater sa haine de Catherine. Dans la scène où Jean apprend à Françoise la disparition de Catherine, sa femme lui répond : « Tu vas pas te mettre dans un état pareil ? La salope ! Quelle garce ! Ça vaut pas la peine, une femme comme ça… » Jean, fataliste : « Mais non, faut pas… faut pas pousser, moi aussi j’ai… c’est de ma faute… depuis les derniers temps j’arrêtais pas de l’emmerder… je l’ai frappée, et tout, je lui ai rendu la vie impossible… je sentais bien qu’elle en avait marre mais je voulais pas l’admettre, quoi… » Après la visite de Françoise chez les parents de Catherine, elle déclare : « Je la hais… Elle a gâché notre vie… Tu vois, j’ai jamais voulu tuer personne… mais elle, je crois que je pourrais la tuer… je voudrais la tuer… Qu’est-ce qu’elle a pu me faire comme mal. » Jean : « C’est pas elle qu’est venue me chercher. »
(9) Jean a obtenu de Pathé quelques jours de tournage afin de réaliser un documentaire sur la Camargue (de fait, quelques années auparavant, en 1966, Pialat avait réalisé un film de commande sur la Camargue). Dans la scène qui nous intéresse, caméra à l’épaule, Jean filme les rues animées d’une petite ville de Camargue un jour de marché. Il engueule copieusement Catherine à qui il a confié la prise de son. Il lui reproche d’être dans le champ de la caméra, de ne pas savoir tenir le micro, d’être nulle : « Mais tiens pas ton micro comme ça… Quelle con ! Elle est dans mon champ. Pousse toi ! » Catherine : « Je peux pas savoir ce que tu veux filmer. »
Il continue de fendre la foule, Catherine quelque peu terrorisée à ses côtés. Jean : « Mais fais pas chier, j’ai plus vite fait de le faire tout seul. Allez, donne-moi ça, parce que tu me fais chier. Barre-toi, que je te revoie plus, fous-moi le camp… allez, tire-toi. » Dans le même temps Jean bouscule des passants qu’il engueule également. On entend un badaud : « Oh, là, là, il s’énerve facilement… »
Jean-Luc Jousse
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