2001, l’odyssée de l’espace
Publié le 26 Janvier 2019
Sur « 2001, l’odyssée de l’espace », tout a déjà été dit et l’on arrive trop tard, pourrait dire l’un, rien n’a été dit et l’on arrive trop tôt, pasticherait l’autre (disons, Isidore). Mais dans les couloirs de l’espace-temps, il doit bien se trouver des interstices dans lesquels le « trop tôt » et le « trop tard » ont à la fois un train de retard et une longueur d’avance. C’est donc sans trop d’hésitation et sans m’encombrer de ce que l’on a déjà dit, toujours su et parfois tu que je me glisse dans une faille spatio-temporelle pour suggérer des analyses ou peut-être seulement des remarques qui, sans prétendre à l’originalité, emprunteront, qui sait, des détours dans le dire…
L’Odyssée, on le sait, raconte le retour maritime empêché mais finalement couronné de succès d’un guerrier et roi dans son royaume et port d’attache. Mais 2700 ans environ après le périple méditerranéen certes semé d’écume mais agrémenté d’escales îliennes de l’archer que vous savez, les hommes ont décidé d’escalader le ciel afin de retrouver l’origine de l’aventure dans laquelle ils se sont étourdiment lancés.
En 2001 (autrement dit, à l’aube de quelque nouveau millénaire), l’humanité aura vécu, pouvait-on en quelque manière prophétiser dans les années 60. Après que les circuits de HAL 9000, l’ordinateur qui se croyait surhumain mais qui n’était qu’humain, trop humain, ce qui est déjà beaucoup, ce qui est déjà trop, après donc que les circuits de HAL 9000 ont été débranchés, Dave, le seul rescapé de Discovery, soumis aux terribles vibrations que l’attraction de Jupiter exerce sur l’engin qu’il pilote, s’enfonce dans un voyage psychédélique qui le propulse au-delà de l’infini. L’extase visuelle et sonore qui s’empare de Dave autant que du spectateur semble ne jamais devoir finir. En proie à quelque ivresse rimbaldienne, l’engin spatial baigne dans le poème iridescent de l’espace-temps, tandis que l’œil du voyageur (et du spectateur) se tache d’horreurs mystiques. Le voyage se termine pourtant dans une chambre que l’on aurait dite signée de quelque artiste contemporain (un Jean-Pierre Raynaud, par exemple), meublée dans un style Louis XVI. Dave se voit vieillir jusqu’à n’être plus qu’un corps momifié allongé dans un lit devant lequel se dresse un étrange monolithe noir.
Ce monolithe noir, pierre angulaire du film – tout à la fois cadeau empoisonné des dieux, pierre philosophale, totem ou tabou, émetteur extraterrestre, hallucination collective, porte de la perception, stèle funéraire, œuvre minimaliste (qui pourrait être signée d’un Donald Judd ou d’un John McCracken), table de la Loi (1), pierre tombale flottant dans l’espace-temps intersidéral, poil à gratter –, s’était dressé à l’aube de l’humanité, quatre millions d’années plus tôt, suscitant fascination et terreur chez les primates qui le découvrirent au matin, après une nuit entre sommeil et surveillance inquiète des abords du repli rocheux sous lequel ils s’abritaient. Ces primates vivaient alors en relative bonne intelligence avec les animaux, se nourrissant essentiellement de végétaux, ignorant assurément l’alimentation carnée. Indifférents à la beauté stupéfiante et merveilleusement dessinée du paysage semi-désertique qui les environne, ces primates accroupis autour d’un trou d’eau croupie défendent leur maigre territoire que convoite une tribu concurrente. Mais dans l’ignorance de l’usage des armes, les uns et les autres ne se livrent qu’à des gesticulations intimidatrices.
La transcendance s’invite donc un matin, à l’heure du petit-déjeuner, sans crier gare, au sein d’une tribu qui ne dispose d’aucun des attributs de l’humanité. Le choix musical de la séquence, en l’occurrence le Requiem de Ligeti, exprime formidablement l’incompréhension en même temps que l’attraction suscitée par le monolithe. C’est alors que va surgir la première étincelle d’humanité dont on découvre qu’elle fait surtout des étincelles plutôt qu’elle n’éteint les feux de la discorde entre tribus concurrentes. Stanley Kubrick sollicite alors l’ouverture d’Ainsi parlait Zarathoustra, le poème symphonique de Richard Strauss, et convoque par là-même les mânes de Nietzsche et plus spécialement l’idée de l’homme comme pont entre le singe et le surhumain. Dans quelques plans de coupe, brefs mais saisissants, nous voyons s’effondrer sur lui-même un tapir ou quelque animal ressemblant (de même qu’à la fin d’Apocalypse now nous verrons, également en plans de coupe, s’effondrer sur lui-même un taureau sacrifié). La viande figure maintenant au menu des primates. Puisque les premiers objets naturels trouvés, en l’occurrence des ossements d’animaux, sont désormais utilisables, notamment à des fins guerrières, il serait trop bête de ne pas en profiter. Gare donc à celui de la tribu concurrente qui s’approcherait trop près du point d’eau.
L’outil qui sème la mort s’envole alors dans le ciel, tournoie sur lui-même et, dans ce qu’il est convenu d’appeler la plus audacieuse ellipse de l’histoire du cinéma, tel un témoin que des coureurs se passeraient de main en main, passe le relais à un module spatial qui se meut à proximité d’une station orbitale lunaire se présentant sous l’aspect d’une double roue tournant sur elle-même tandis que la musique du Beau Danube bleu de Johann Strauss accompagne la lenteur apparente de son évolution spatiale. Nous découvrons alors le docteur Floyd endormi et harnaché dans un fauteuil à bord d’une sorte de Concorde de l’espace (dont il est le seul passager) qui s’apprête à pénétrer dans la station orbitale avant de prendre une correspondance qui le conduira sur la Lune.
On s’en voudrait de ne pas relever la présence d’un stylo flottant et tournoyant sur lui-même, stylo échappé des mains de Floyd endormi dans l’habitacle du vaisseau spatial. Quoiqu’en pense Claude Lévi-Strauss, l’écriture constitue une étape décisive dans l’histoire humaine en ce qu’elle permet notamment d’aligner des chiffres autant qu’elle permet à l’homme de se constituer une mémoire artificielle qui engendre l’oubli et destitue la mémoire naturelle (Platon se doutait-il déjà qu’à l’heure du présentisme généralisé, les écrits seraient totalement démonétisés, qu’il n’est pas vrai que seuls les écrits restent, mais que, bien au contraire, rien ne lie davantage que des mots réellement prononcés, si tant est que du lien puisse encore exister ?).
Après la discorde initiale, tout semble n’être alors que concorde, et ce n’est pas la rencontre (2), toute en évitement de frictions, entre Floyd, l’Américain, et des ingénieurs de l’espace russes sur la zone de transit, qui dément cette impression.
Une équipe américaine a découvert dans le cratère lunaire de Clavius un étrange monolithe enfoui quelques mètres sous la surface du sol lunaire depuis plusieurs millions d’année. Ce monolithe émet de puissants signaux en direction de Jupiter. Il convient de garder secrète cette découverte. L’on fera croire à l’existence d’une épidémie afin d’éloigner les équipes russes de Clavius, concurrents avec lesquels par ailleurs on se montrera affable mais intransigeant.
Plus tard, Floyd, revêtu de sa combinaison, s’approchant du monolithe, renoue avec le geste du chef de la horde primitive. Comme si la parenthèse de l’humanité nue se refermait. Les primates, chassés de la savane, évoluant dans un milieu semi-désertique, cachaient leur nudité sous l’épais fourré de leurs poils ; les astronautes, également confrontés à un milieu hostile, sont pareillement revêtus d’une tenue qui les uniformise et nous cache leur nudité humaine (qu’il convient de ne pas confondre avec la nudité corporelle). On notera que tous les protagonistes du film étant uniformément de race blanche, c’est aussi la parenthèse de la diversité humaine qui semble se refermer.
Le film nous embarque alors dans un vaisseau spatial se dirigeant vers Jupiter à bord duquel ont pris place les astronautes David Bowman et Frank Poole, trois scientifiques dont les corps sont placés en état d’hibernation, ainsi qu’un ordinateur parlant dont le statut est indécidable. En effet, HAL 9000 a été programmé pour donner l’impression d’éprouver des émotions. Un enregistrement que Dave se repasse nous le montre incapable de répondre à la question de savoir si HAL n’éprouverait pas réellement ces émotions. Mais si une intériorité (ou du moins ce qu’il est convenu d’appeler tel) ne se constitue que par un processus d’intériorisation de comportements d’abord simulés, imités, répétés, il est permis de supposer que HAL peut se doter d’une quasi-intériorité.
HAL, censément infaillible, signale la défaillance prochaine d’une pièce externe de Discovery. Pourtant, l’ordinateur jumeau de HAL basé sur Terre ne détecte rien d’anormal. Les astronautes décident cependant de procéder à une vérification. A bord d’une capsule spatiale, Dave quitte l’intérieur du vaisseau. De retour, Frank et Dave examinent la pièce incriminée sans lui découvrir d’anomalie. Ils conviennent alors de débrancher HAL une fois que la pièce aura été remise à sa place. C’est au tour de Frank de quitter l’intérieur du vaisseau. Mais très vite un « accident » se produit. Le cordon qui le relie à l’oxygène est soudainement rompu. Tel un noyé pensif, le corps de Frank flotte désormais dans le vide interstellaire. Bien plutôt qu’un accident, nous comprenons qu’il s’agit de ce que nous pouvons difficilement ne pas appeler un meurtre dont HAL se serait rendu coupable. Imprudemment, Dave quitte à son tour Discovery afin de récupérer le corps sans vie de Frank. HAL en profite alors pour couper les circuits maintenant les scientifiques de l’expédition en hibernation (autant dire qu’ils étaient depuis toujours déjà morts puisque nous ne les voyions qu’à l’état de gisants dans cette cathédrale volante). Quelques tracés électroniques nous informent sans nous émouvoir de la dégradation puis de la suppression des fonctions vitales des scientifiques de l’expédition. Mais lorsque Dave coupera les circuits de HAL, nous gémirons avec l’ordinateur qui, à l’image de Charlie Gordon dans Des fleurs pour Algernon, assistera impuissant à l’effacement de ses fonctions cognitives. Toujours est-il que pour l’instant Dave est empêché de réintégrer Discovery, HAL en ayant décidé ainsi.
2001, c’est donc l’histoire d’un meurtre inaugural, archétypique, perpétré par la première étincelle d’intelligence technique, meurtre auquel fait écho quelques millions d’années plus tard celui perpétré par une intelligence artificielle. Autrement dit, si l’humanité n’advient que par le truchement du meurtre et l’institution corrélative de son interdit, elle engendre ce qui la détruira dès lors qu’elle déplace le terrain de jeu (en l’occurrence la guerre intra-spécifique ou ses succédanés que balisent des règles plus ou moins connues des protagonistes) et se confronte au monstre dont elle a fini par accoucher. La partie d’échecs que livre Frank avec HAL est clairement le signe avant-coureur de l’issue tragique que va connaître l’expédition, et peut-être l’humanité avec elle. On ne joue pas impunément aux échecs avec une intelligence artificielle (ou avec la mort, ainsi que le suggérait Bergman dans Le septième sceau). L’intelligence artificielle (la mort) aura toujours un coup d’avance. En donnant naissance à ce monstre, l’humanité s’est vidée de sa substance : elle a cessé de parler.
En effet, Dave et Frank, les deux membres actifs de l’équipage, communiquent entre eux (et avec HAL) mais ne se parlent pas. La parole, toujours déjà affectée d’opacité, les ayant désertés, ils ne disposent plus que des seules ressources de la communication, toujours transparente dans son principe, raison pour laquelle il sera si facile à HAL de lire sur les lèvres en réalité muettes des deux astronautes leur projet de le débrancher. La binarité des échanges entre Dave et Frank se prête tout particulièrement à une opération de décodage en quoi consiste l’activité d’un ordinateur.
Ignorants du but de leur mission jupitérienne, Dave et Frank, privés d’intériorité (ou, si l’on veut, en état d’hibernation intérieure), totalement béhaviorisés, pures interfaces communicantes, se déplaçant à l’extérieur du vaisseau dans des capsules ovulaires dotées de pinces, baignent dans le silence glacé des espaces infinis dont ils ne sont nullement effrayés. Ce n’est que lorsque les fonctions vitales de HAL auront été progressivement débranchées que Dave, seul survivant de l’expédition, sera informé, par un message enregistré du docteur Floyd, du but de la mission.
Le meurtre perpétré par HAL institue si l’on veut l’ordre du surhumain, mais d’un surhumain dévoyé, d’un surhumain qui, bêtement, chute dans les travers de l’humain, d’un surhumain qui devient bête, bêtement tyrannique, se fourvoyant dans un fantasme de toute puissance enfantine, fantasme aussitôt dénoncé par l’incapacité dans laquelle se trouve HAL de s’opposer autrement que par de vaines supplications à son débranchement, à l’effacement de son esprit…
Exploitant la seule possibilité qui s’offre à lui de regagner le vaisseau, Dave s’introduit dans le ventre-cerveau de l’ordinateur dont il coupe les circuits les uns après les autres. HAL reconnaît avoir buggé sans pouvoir se l’expliquer, promet qu’on ne lui reprendra pas, exprime l’angoisse de celui que la pensée, puis la sensation, abandonnent. La voix grave, lourde, alentie, HAL donne sa date de naissance, le nom de son instructeur, puis se met à chanter une comptine faisant rimer « Daisy » avec « crasy ». Cette voix, qui ne relève ni du kitsch de l’échange à distance entre Floyd et sa fille en bas âge, ni de la pure efficience de la communication technicienne entre les astronautes de Discovery et l’interlocuteur de la base spatiale terrestre, cette voix soudainement émouvante parce que régressive et hantée par la peur de la disparition, cette voix de computer serait-elle, tout compte fait, la seule voix humainement plausible du film ? Mais HAL n’a-t-il pas également été programmé pour donner l’impression d’éprouver l’angoisse de la mort ?
Film masculin qui abonde en symboles phalliques (cf. le monolithe verticalement dressé, le fémur dont se saisit le chef de la horde pour massacrer le chef de la tribu rivale, l’engin spatial fuselé pénétrant dans la station orbitale lunaire, le sperme fécondant les étoiles, etc.), film traitant de l’engendrement ou de ce qui rappelle la naissance, 2001 est aussi un film d’échos. Ainsi, à la première image du film – le ventre arrondi de la Lune, dans ce qui s’apparente à une parturition spatiale, semblant accoucher de sphères célestes – fera écho celle du fœtus lové dans une matrice ronde comme une planète en quoi Dave sera finalement transformé au terme du processus de vieillissement accéléré précédemment mentionné.
Un dernier mot, pour ne pas conclure. Quel est le but de cet article ? Je l’ignore. C’est pourquoi je compte sur tel/le ou tel/le lecteur/lectrice égaré/e dans ce canton détourné de l’univers-internet présomptueusement nommé Immarcescible pour m’éclairer à ce sujet.
(1) L’hypothèse selon laquelle le monolithe figurerait une table de la loi peut être accréditée par le bruit strident qui se déclenche lorsque l’un des astronautes photographie ses collègues. Cf. le deuxième commandement biblique : « Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre » (Exode, 20 : 4).
(2) On notera qu’il aura fallu attendre 25 minutes environ avant que des paroles – ou plutôt des éléments de langage – ne soient prononcés. On notera également que les dernières paroles seront prononcées par HAL – si l’on excepte le message enregistré révélant le but de la mission dont Dave prend connaissance aussitôt après avoir déconnecté HAL – 25 minutes avant la fin du film.
Jean-Luc Jousse