High Life

Publié le 4 Décembre 2018

On se souvient que 2001, l’Odyssée de l’espace se terminait sur l’image d’un fœtus lové dans une matrice ronde comme une planète. High Life, le dernier film de Claire Denis, serait comme la suite et le recommencement low cost du chef-d’œuvre absolu de Kubrick. En effet, High Life s’ouvre sur l’image d’un bébé seul à bord d’un vaisseau spatial, qui peut cependant voir et entendre sur un moniteur son père momentanément occupé à faire une réparation à l’extérieur de l’habitacle. Dehors, papa chante ; dedans, bébé crie.

 

Puis papa est de retour auprès de bébé. Parmi les premiers mots prononcés par Monte (Robert Pattinson) à son bébé dans le vaisseau qui les propulse à la vitesse de la lumière ou presque vers le premier trou noir (1) rencontré sur sa trajectoire figurent le mot « tabou » et certains de ceux qui en constituent une illustration : « pas boire son pipi », « pas manger son caca ». Or, les passagers (dont nous découvrirons l’existence désormais abolie au moyen de flash-back) du vaisseau spatial – une sorte de container ou plutôt de cabane de jardin – ont tous transgressé un ou plusieurs interdits anthropologiques majeurs, ce qui leur vaut d’être radiés de la Terre et soumis aux radiations de l’espace. L’inquiétante docteure Dibs (Juliette Binoche), sorcière ou magicienne, s’est notamment rendue coupable d’un double infanticide. Monte, lui, a tué une fille pour une histoire de chien. Où l’on notera que, de même que dans le film de Kubrick, l’épopée spatiale sans retour des protagonistes du film de Claire Denis est rapportée à un meurtre initial.

 

Mais des tabous mis bout à bout font-ils pour autant chauffer la marmite cinématographique ? Bien sûr, le cinéma – tout de même que la littérature ou le théâtre – ne cesse de nous confronter à des tabous ou de les faire affleurer. Au cinéma, on tue, on viole, on se dévore, et tout cela s’accorde parfaitement à nos fantasmes qui restent alors à leur juste place.

 

Le tabou de l’inceste est une figure majeure du cinéma de Claire Denis. Elle convoquait déjà cette figure dans 35 rhums qui met en scène la relation entre un père conducteur de RER et sa fille qui étudie l’anthropologie. Dans ce très beau film élégiaque, la cinéaste évoque la douleur et la nécessité (anthropologique) de dénouer le lien fusionnel qui s’est (dangereusement) resserré depuis la mort de la mère entre le père et sa fille. Elle filme l’imminence de l’envol de la fille.

 

Dans High Life, l’interdit de l’inceste est signifié par l’ordre intimé par son père à l’adolescente que nous avions initialement découverte sous les traits du bébé susmentionné de rejoindre sa couchette plutôt que de chercher à se joindre à lui dans la même couche. Cela dit, on ne voit pas comment l’inceste ne pourrait pas être consommé dans la mesure où la donnée du film – un père et sa fille désormais adolescente, seuls rescapés (dans le présent du film) d’une odyssée spatiale sans retour – n’offre guère d’autre issue. Comment le père, pourtant barricadé dans une chasteté volontaire quand s’offrait à lui ainsi qu’aux autres bannis de la Terre la possibilité de se satisfaire sexuellement dans la fuck box installée dans le vaisseau, pourrait-il indéfiniment résister aux sollicitations de sa fille ? L’appel de la lumière sidérale sera-t-il en mesure de conjurer la tentation de l’inceste ?

 

Par ailleurs, la tension entre animalité pulsionnelle et humanité déboussolée irrigue également le cinéma de Claire Denis. Dans White Material, la cinéaste nous suggère la possibilité, lorsque le chaos s’installe quelque part, d’une transformation de l’homme en chien ou, si l’on préfère, de l’homme ancien en bête apeurée. Nous ne sommes donc pas surpris outre mesure de la rencontre qui s’opère  dans l’espace intergalactique avec un autre vaisseau dont les seuls occupants sont des chiens (morts ou vivants) baignant dans leurs excréments.

 

High Life est également un film sur la procréation extorquée dans un contexte qui renvoie la reproduction de la vie à sa destination première qui est de rendre la mort possible (la mort ne pouvant évidemment pas se passer de la vie). La redoutable docteure Dibs récupère le sperme des usagers de la fuck box dont elle gère la fréquentation à des fins d’insémination artificielle. Mais puisque Monte, le reproducteur idéal, refuse de se vider les couilles dans la pièce réservée à cet effet, la docteure Dibs usera d’un autre stratagème qui lui permettra d’accomplir son chef d’œuvre et de rejoindre, avec le sentiment d’avoir atteint la perfection recherchée, le néant intersidéral. 

 

Dans High Life, la Terre se rappelle à Monte sous la forme d’images mentales (les branches dénudées d’un arbre se reflétant dans l’eau figée d’un étang, deux ou trois adolescents dans un paysage désolé et boueux) ou se présente à sa fille sous celle d’images enregistrées (un chef indien tué par un soldat américain).

 

Le vaisseau, disions-nous, s’apparente autant à un container carcéral qu’à une cabane de jardin. Logiquement, les corps nous apparaissent souvent menottés dans le container – cf. la docteure Dibs se livrant à une furieuse extase SM dans la fuck box, la mère du bébé est attachée sur sa couchette (ce qui la livrera d’autant plus facilement aux assauts d’un violeur potentiel ou aux menées inséminatrices de la prêtresse du sperme).

Il est également logique que nous découvrions dans cette cabane de jardin un improbable potager luxuriant tel une possible et dérisoire évocation d’un éden perdu.

 

Il aurait fallu évoquer la beauté plastique du film, son ambiance sonore, mais ce sera pour un autre voyage ciné-cosmique.

 

(1) Chacun sait qu’un trou noir est produit par un effondrement gravitationnel d’un astre sur lui-même et que, par exemple, si cela se produisait à l’échelle de ce qu’il est improprement convenu d’appeler « La planète », un tel phénomène ferait entrer la Terre dans un dé à coudre.

Rédigé par immarcescible

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B
Légèrement high-strung en atterrissant de High life, l'article de JLJ, invitation à un prochain voyage ciné-cosmique, me ramène avec douceur* intelligence piquant here bellow. <br /> Merci.<br /> <br /> *et une certaine délicatesse ... Monte refuse de se vider quoi ? Non sans déc' ?!!!
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J
... un prochain voyage qui sera peut-être plus rimbaldien, nietzschéen ou pascalien, que baudelairien, voltairien ou rousseauiste, un voyage constellé d'étoiles, sans stars hollywoodiennes, mais qui sans aucun doute marquera les esprits si tant est que le mot convienne ici...
J
test commentaire
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